Désordres troubles et humeurs du côté de chez Broca

Il est de multiples façons de mourir et les hommes se plaisent à faire des classifications plus ou moins amusantes de cet événement somme toute banal. Nous savons que l’être humain est toujours en sursis, mais l’oubli que nous en avons nous permet de retomber dans une de nos manies préférées, la classification.

Mourir de sa belle mort, dans son lit par exemple est une mort fort cotée. Il en est qui aspirent à une mort pleine de passion, sur la scène ou en jouant de la musique, en chantant, en mer, voire le verre la main. Cependant la plupart affirme que le seul critère vraiment indispensable est l’absence de souffrance. D’où la réticence quasi universelle d’une mort provoquée par la maladie. On meurt dans ce cas aussi de façons très diverses, gangrène, sida, insuffisance rénale et manque de globules, bref dans ce domaine tout est possible… et franchement déconseillé. L’idée qu’en plus de la mort il faille préalablement souffrir est insupportable. Toute la difficulté vient de ce que d’aucun ne sait exactement à quoi s’en tenir pour l’après. Vivre et mourir marchent l’amble mais ce n’est pas une raison suffisante. Que vies et morts soient naturelles ou scandaleuses, misérables ou grandioses ou encore tout simplement ordinaires, l’humanité semble avoir perdu le fil de cet enchaînement des faits. Il lui a donc fallu inventer une moultitude de théories qui ne sont qu’hypothèses pour bercer ses angoisses.
En effet là où l’animal dort, chasse, mange, jouit, l’homme qui veut toujours faire plus et mieux s’interroge en exerçant exactement ces mêmes activités. Et c’est ce qui change tout. Non pas que l’homme soit incapable de dormir ou de jouir, mais il va falloir qu’il le dise, qu’il se le dise. Ses débauches d’énergie, souvent prédatrices, ainsi sur son lieu de travail, dans les campagnes, parfois même en remplissant tout simplement un carnet scolaire, s’accompagnent de réflexions qui font son bonheur et son malheur d’animal humain. La peur inscrite dans son instinct se double du souvenir de telle ou telle peur vécue qui traîne derrière elle son chargement d’émotions, de mains moites et de palpitations, de doutes qui rongent son âme, si c’est bien d’elle qui s’agit, jusqu’à l’os. Certes les matérialistes diront que d’âme il n’y a point et que ce ne sont qu’élucubrations de doux rêveurs ou d’exaltés fanatiques. Il n’empêche ! L’homme a besoin de s’inventer un petit quelque chose et personne jusque-là n’a réussi à s’en passer. Que cela s’appelle lutte des classes ou éthique, épicurisme ou empirisme, que ça ressemble à un dieu tout doré ou à un matelas de billets de banque, ce petit quelque chose est humain, spécifiquement humain.

Mais venons-en au titre de cet ouvrage, titre qui est à lui seul une sacrée aventure.
Désordres et troubles font imaginer une totale absence de règles. Envisageons donc un cas pathologique pour lequel des cellules cérébrales ne partiraient pas à l’heure alors que d’autres dérailleraient, des neurones disjoncteraient et péteraient les plombs à vous couper le courant à tous les étages, ascenseurs compris. Songez un peu à votre situation, coincé entre deux paliers, incapable de descendre ou de monter alors qu’au-dessus de votre tête les câbles grésillent et que déjà sous vos pieds le sol se dérobe tel un nuage sous une jeune fille au bord de l’évanouissement.
Peut-être faut-il concéder que le terme de troubles introduit une dimension qui nous éloigne quelque peu du grand bazar bruyant auquel les désordres nous ont initié sans ménagement. Un trouble, ça ressemble déjà à un soupçon, ce n’est encore ni clair ni net, ça ne tranche pas dans le vif du sujet. Un trouble caresse la surface d’un lac et la ride doucement, un trouble incite au frémissement et ne fait pas ravage. Aucune tornade à l’horizon. Pas de cyclone ou autre typhon. Étrange accointance donc entre l’anarchie des désordres et l’ ambiguïté des troubles. On pourrait à ce propos poser une première question mais il ne faut pas trop compter sur une réponse parce que le milieu médical a ses propres discrétions cachées derrière des mots dont le sens échappe à tout béotien, même porté sur la chose. Si par hasard vous êtes vous-même le patient, il ne vous reste plus qu’à patienter.
Ne laissons pas pour autant traîner ces humeurs dont nous savons combien elles sont fluctuantes pour la grande majorité des humains. Le terme donne une idée assez juste du manque de constance du comportement cellulaire qui fonctionne nécessairement selon une logique qui nous rappelle celle de la Pierre de Rosette sur laquelle nous penchions l’excitation exploratrice de nos dix ans. Nous n’y comprenons à peu près rien. Ainsi nous évitons le mot fatidique de cancer qui conduit invariablement les trois-quarts des lecteurs potentiels à renoncer à la lecture d’un ouvrage portant un titre défiguré par ce genre de terme. Reconnaissons qu’un bouquin s’appelant quelque chose comme « le cancer en dix leçons » ou « comment je me suis sorti de l’impasse du cancer » ou même « pourquoi le cancer m’a-t-il coincé ? » et encore « cette tumeur qui tue. » n’a rien de jubilatoire. La vie est déjà assez dramatique sans qu’il soit nécessaire de rajouter aux violences faites aux hommes, au chômage, aux problèmes des jouvenceaux et aux crises d’amour, le plombage d’une telle maladie. Évidemment la France de soixante millions d’habitants voit mourir une quantité non négligeable d’individus, à la suite, des suites, bref du fait de cette maladie. Tout ceci reste pourtant bien abstrait. La mort de notre voisin de palier ne nous émeut guère plus qu’un émeu. Pourtant il suffit de coller des mots ensemble pour faire récit de ce qui va devenir NOTRE expérience, et nous nous mettons à pleurer comme le jour où notre grand frère nous a appris exprès que le Père Noël n’existait pas. Sans compter tout l’auditoire qui va écraser une larme dans un Kleenex, fera semblant d’éternuer ou sortira ses lunettes de soleil en plein mois de décembre pour cacher des yeux un peu rouges et parfois très humides.
Nous voilà donc face à ces désordres, ces troubles et les humeurs qui les accompagnent. Le mystère s’épaissit encore lorsque nous poursuivons notre déchiffrage. «Du côté de chez Broca » a un petit parfum de madeleine. On suppose un nouveau Proust désireux de croquer ici une silhouette encore vierge pour peindre ce temps qui dure et n’en finit pas de passer, qui revient ses valises pleines de souvenirs, imprégnant, labourant nos âmes trop fragiles d’êtres trop humains. Cependant Proust est mort, et personne ne peut réécrire la « Recherche du temps perdu ». Alors, Broca ?
Broca est un mot inachevé, voire inachevable, un mot suspendu dans l’attente de sa complétude. Si au moins une lettre venait à le finaliser, un «s » ou un «d » ! Juste avant cette dernière, on pourrait même envisager un «r »… Brocards, rêve d’étoffes ouvrant tout grand les portes de l’Orient, lourdes tentures damassées, ors et soies entremêlant aux moires les captifs secrets de la chair et du désir. Cependant par une étrange dérive phonétique, peut-être faut-il entendre aussi « brancard » qui rameute l’urgence d’hommes prêts à sauver ceux qui devraient mourir. Et puis quoi encore, si déjà « brocarder » nous pousse du côté de la cruauté de l’homme à l’égard de son semblable quand celui-ci a le mauvais goût d’être à la fois si différent et si identique en même temps!
Non décidément ce mot est impossible et ni Proust ni l’Orient ne peuvent le sauver. Reste donc l’image faussement étymologique d’un brancardier pratiquant le brancardage en brancardant un blessé. Ça peut nous remettre dans la bonne direction! Broca est en effet le nom d’un chercheur qui travaillait sur la localisation des centres cérébraux de la parole, la troisième circonvolution cérébrale gauche pour être précis, bref le genre de type qui a fini par déterminer un espace ou un lieu, une aire de notre cerveau grâce à laquelle nous parlons. Inutile soit dit en passant de se demander de quoi ça cause, la question n’est pas là. Il y a ainsi toute une liste de problèmes qui peuvent se poser au patient mais dont la gente des médecins n’a strictement rien à dire. Peut-être même n’entend-elle pas ces interrogations, peut-être n’en a-t-elle rien à faire, peut-être n’a-t-elle aucune réponse à fournir. Très vite on peut s’y habituer ou encore on peut jouer à y croire, à moins qu’il n’existe aucune autre solution aussi réaliste que le silence. Ou alors il faudrait croire au paradis et, croyance pour croyance, beaucoup d’entre nous préférons croire en la vie. De toute façon les débats qui tournent autour de la vérité, de la réalité et de la foi sont juste bons à faire des sujets de philosophie un peu vaseux, dont le traitement a donné à la plupart d’entre nous l’illusion en son temps d’être un génie compris ou méconnu, selon la note qu’a bien voulu nous attribuer un professeur dont le souvenir nous éblouit encore, tant il était fabuleusement passionnant ou désespérément inintéressant.

Retour aux pâturages de Broca sur lesquels ni bovins ni ovins ne paissent tranquillement. À lui seul l’hémisphère gauche suffit à nous faire rêver. Hémisphère nord, hémisphère sud, aurore boréale et soleil de minuit, tout concourt à bercer la poétique de nos images. Ici les sables de nos paroles se disent et murmurent, nos discours balbutient et s’intimident, nos cris font miroir à nos peurs et nos colères, nos bégaiements forcent notre langue récalcitrante. Et toutes nos parlottes pour ne rien dire, nos homélies pour déclarer nos passions, notre charabia quand la discussion nous échappe et nos raisonnements qui n’en peuvent mais de tant de raison ! Une si petite place pour tant de fonctions ! Il faut supposer une extraordinaire activité neuronale capable de déclencher des effets pareils avec feux rouges, rond points et priorités sur la droite ou priorité au premier engagé, clignotant obligatoire pour se rabattre, mesures d’urgence en cas de difficultés techniques, tout un code de bonne conduite qui permet d’effectuer sans difficulté les activités habituelles de la vie quotidienne. Ainsi nous nous brossons les dents, laçons nos souliers, nous établissons une liste de courses en songeant à ce qui manque dans le réfrigérateur et en prenant en compte ce que l’on a l’intention de préparer pour le dîner, nous urinons en vérifiant mentalement la dite liste et même parfois, nous traversons le jardin du Luxembourg en songeant aux instants de bonheur que nous y avons connu.
Seulement voilà, le problème vient de ce qu’un rien met tout en déroute. Un rien peut prendre des visages très divers, la réparation d’une voiture, les bras tendres d’un amour ou une simple promenade digestive. L’un d’entre nous peut pérorer sur les fonctions du langage elles-mêmes, par exemple -communiquer, signifier, transmettre etc.- et s’écrouler de tout son long d’un seul et formidable foudroiement. C’est rudement long un corps étendu par terre, du moins c’est souvent l’impression qu’on en a. Admettons donc un corps dans son entier violemment terrassé par la seule présence d’un petit grain de sable dans cette aire de Broca. Nous sommes tentés de supposer que si Broca avait choisi la mécanique plutôt que la médecine nous serions plus tranquilles. Nous sommes tentés de le penser et de le dire en effet, mais décemment nous n’y croyons pas trop. Une aire n’est pas obligatoirement de tout repos ou encore de jeux. Les enfants n’y sont pas tout occupés de marelles et de cordes à sauter, de parties de chat courant derrière des souris prêtes à faire pouce pour arrêter ces mouvements ludiques incessants pour lesquels la définition des règles est essentielle.
Ceci dit le grain de sable peut prendre des dimensions variables, grain de riz ou petit pois, pomme de reinette ou orange de Jaffa. Un véritable marché vantant sur tous les tons ses couleurs et ses parfums. Est-ce un peu trop imagé ? Les autorités médicales elles-mêmes se plaisent souvent à jouer cette carte jusqu’au bout, croyant à juste titre d’ailleurs que la représentation d’une olivette ou d’un avocat suspendu entre une foultitude de fils permettant les connexions précédemment évoquées, est de nature à calmer les esprits. Les plus posées de ces autorités s’en tiennent cependant à des propos plus ancrés dans la réalité, se bornant à constater une totale similitude entre le grain de riz incriminé et l’image radiographique qui en a révélé la présence. Voilà qui peut paraître plus sage et laisse tout de même aux fantasmes une bonne marge de manoeuvre. Aire de Broca ou pas, pourquoi s’interdire de rêver ?

Le grain de sable donc est dans la place. Il occupe les lieux, et selon différents paramètres, il porte des noms en conséquence. Barbares ou poétiques, chacun est à même de les apprécier depuis le quelconque gliome jusqu’au redondant oligodendrogliome se faufilant et claquant dans nos bouches pour s’achever souvent en un barbouillis de sons non contrôlés. Il faut une bonne quinzaine d’années d’études éminemment spécialisées pour maîtriser ce vocabulaire racontant les risques que court notre cerveau avant que d’être éventuellement victimisé par un grain de sable auquel personne ne prête habituellement attention.
Quoi qu’il en soit les symptômes sont à la hauteur de la situation. Le premier symptôme ne se manifeste pas. Il est. Il est ce « rien » dont on ne soupçonne pas même la présence. Étrange « rien » qui déclenche d’aussi grands périls pour nos capacités de parler, de raconter, de verbaliser, et de fils en aiguilles, nous préparer à coudre en noir les désastres d’une existence quelque peu saccagée. Certes il y a tant de taiseux que ce ne serait pas une catastrophe, et tant de bavards qui s’écoutent parler qu’un peu de silence serait une mesure de salubrité publique. Soit, il n’empêche ! Et par quelque malignité du destin pouvons-nous imaginer que le silencieux se sachant condamné ait soudain envie de bavasser et le prolixe d’ajouter encore quelques mots à tous ceux qu’il n’a pas eu l’occasion de prononcer ? Sans compter que le langage est le propre de l’homme, alors comment celui ci va t il s’y retrouver s’il perd cette frontière ténue mais au combien têtue qui le distingue des autres animaux ? Bien sûr il lui resterait peut être le rire, mais à ce sujet nous n’avons aucune certitude. Comment concevoir un humain pris dans les filets et sursauts du rire et qui ne rirait de … « rien », semblable en cela à l’idiot dont les signes par trop manifestes de sa folie finissent par nous lasser ou nous inquiéter quand ils ne respectent pas l’apparence de nos normes.
Revenons à la case départ, ce « rien », ce vide, cette absence de symptômes qui fait dérailler le grand train de nos petits quotidiens avant même de s’être déclaré. Ce « rien » là est rassurant et sournois. En fait le « rien » ne laisse rien savoir, rien voir, rien supposer et bien évidemment, rien anticiper. Nous pouvons deviner alors combien nos existences vont se trouver bouleversées dans de telles situations.
Il est possible que ce « rien » se révèle dans toute sa lumineuse absence à l’occasion d’un contrôle simple, une arête plantée dans la gorge, un rhume qui traîne mouchoirs en papier et nez rouge pendant deux ou trois semaines, une oreille bourdonnante et pourtant bien débarrassée de tout objet destiné à diminuer les sons souvent monstrueux que notre entourage peut nous infliger.
Bref ce qui conduit l’homme même le plus raisonnable chez un médecin généraliste peut se révéler une véritable épopée. Faudrait il que nous nous préparions toujours au pire pour avoir le plaisir de constater de temps à autre que la vie est un ensemble de beaux miracles qui se répètent à l’envie ? Cette démarche supposerait cependant une conscience aigue de ce qui constitue la sagesse. Or tous les hommes étant persuadés d’être passés maîtres dans ce domaine, nous devrions en revoir la définition afin de vérifier que derrière leurs différentes positions ils parlent bien de la même chose. A priori il semble difficile de concilier les rigueurs de l’ascète, perché tel un saint Siméon sur sa colonne d’une bonne dizaine de mètres, à peine nourri d’une poignée de dattes et fuyant tout contact des femmes et les plaisirs luxuriants multipliant la consommation de bonnes chères aux chairs ajoutées. Ce ne sont là que possibilités extrêmes, certes. D’ailleurs seules les apparences sont trompeuses. Il est probable que ces extrémités se rejoignent, ainsi les méridiens et les longitudes qui se débrouillent fort bien pour se retrouver. Nous rencontrons Paris toujours au même endroit que nous partions par la Mongolie ou l’île Vancouver à moins que nous choisissions de passer par le pôle nord ou le pôle sud. Tout est donc éminemment relatif. Nous ne voyons donc pas pourquoi il faudrait lancer un débat pour dépasser les contradictions inhérentes à propos de cette question de la sagesse, alors que notre façon de quadriller la terre ne nous pose pas problème et fait même la preuve de son efficacité.

De fait ce minuscule grain de sable ne se contente pas d’avoir des conséquences étonnantes quant à nos géographies métaphysiques. Il a aussi une incidence déterminante quant aux temps que nous vivons. Les choses se passent de façon telle qu’il est impossible d’avoir un vrai présent dans la mesure où l’avenir nous échappe. Peut-on accepter alors l’idée que le passé suffit à combler la succession des instants actuels ? C’est aller vite en besogne, et nous imaginons mal la vie d’un individu qui voudrait labourer son champ en utilisant les seuls outils de sa préhistoire. On peut concevoir qu’il fasse appel à quelques empreintes de sa vie passée, une vieille odeur qui remonte à la surface, l’intonation d’une voix péremptoire, l’image un peu floue d’une soeur chipie mais dans l’ensemble il s’agit tout de même de vivre dans le réel. Pas question donc de rameuter la totalité des souvenirs ayant creusé ses sillons depuis la petite enfance pour qu’elle assume par sa seule présence une véritable actualité. Mais en règle générale l’adulte globalement épanoui tend à se construire un peu plus chaque jour en s’appuyant sur son passé et se projetant sur son avenir de façon approximativement raisonnable. En cas d’échec ou de difficulté d’ailleurs, il a toujours la possibilité de consulter. La question de savoir « qui consulter » semblant se perdre dans des méandres infinies, nous ne la traiterons pas ici. On dit qu’au mieux on y perd son latin même si on n’en a aucune connaissance, et qu’au pire on est menacé des folies les plus graves.
Quoi qu’il en soit, tout grain de sable s’étant approprié abusivement l’espace cognitif d’un être humain ignorant de sa situation va jouer aussi un curieux pas de deux.
Le fait même de savoir la présence de cet objet en un lieu qu’il ne devrait pas occuper pousse la personne concernée à appréhender de façon éminemment subjective ce qu’elle subit. On ne peut pas dire que ça l’aide. Ainsi son présent se constitue de tranches juxtaposées les unes aux autres sans qu’il soit permis d’envisager une alternative. Une tranche de bien-être succède à une tranche de désespoir à laquelle s’ajoute une tranche d’indifférence, chaque ingrédient constituant à lui seul un plat de résistance. Quelle valeur a donc un menu dans lequel chaque élément n’a strictement rien à voir avec le précédent ou le suivant ? Supposons un instant un étouffement quasi-mortel à la suite de l’ingestion d’un morceau de pain bourratif, puis une phénoménale colique imputable à des fruits manquant de maturité et enfin la subtile salivation due à l’absorption carnassière d’une tranche de saucisson ou à la délectation d’un carré de chocolat. Il est probable que nous avons tous expérimenté concrètement ce genre de sandwiches et cela ne coûte qu’une digestion un peu laborieuse. Mais les actions d’un grain de sable sont d’une autre nature. Elles s’accompagnent d’une mélodie, d’un chant, d’un concerto, d’une ritournelle, bref d’un ensemble de sons qui ont l’art de surprendre l’individu concerné, même s’il est confronté à leur systématique retour. Bien évidemment, au bout de quelque temps il ne peut pas ne pas remarquer la répétition et pourtant chaque fois il s’étonne, il s’interroge, il se scandalise et soumet à la question son entourage. En général ces tranches de temps, qui se manifestent par des musiques variées se traduisent aussi par des considérations météorologiques. Il n’est pas rare que l’individu affecté par un grain de sable décrète une froidure excessive courant juillet ou découvre les prémices d’un printemps sous une tempête de neige. Autrement dit, nous sommes confrontés à ce stade aux conséquences totalement diversifiées d’un seul intrus plongeant ce pauvre humain dans l’errance, entre l’impossibilité de vivre un bon gros présent sans histoire et l’incapacité d’accepter que ce présent fasse une musique autre que celle à laquelle la plupart des gens normalement constitués s’attend. Peut-être faudrait-il changer nos façons de voir et estimer que nous n’avons rien à attendre de quoi que ce soit, mais l’opération paraît bien délicate tant nous sommes friands en général de nous retrouver en personne aux différents carrefours de l‘existence commune à tous.
Devons-nous à ce stade décréter l’infinie solitude de l’homme ? On peut poser la question, seulement celle-ci risque vite de se déchaîner dans tous les sens et nous nous retrouverions face à la solitude du coureur de fond, à celle du marin d’eau douce et du crapahuteur de hauts sommets, à celle du chercheur dans sa tour d’ivoire et du philosophe dans ses vieux grimoires. Est-il alors raisonnable de provoquer ainsi, pour une question qui somme toute ne présente pas un intérêt déterminant, un conflit qui verra s’opposer les prétentions de chacune de ces solitudes à revendiquer la place de vainqueur ?

Il existe bien d’autres sujets que nous pourrions aborder mais il en est un qui doit particulièrement retenir notre attention. Il s’agit du rapport que les autres humains ont avec le sujet possesseur, certes involontaire, d’un petit grain de sable. Nous pouvons dire qu’à ce niveau tout est possible et même probablement souhaitable. En effet dans la relation que l’alter entretient avec l’ego, nous trouvons de véritables mines de sel qui relèvent le goût des plats souvent fades de la vie. Là encore nous sommes tentés de céder à notre douce manie de classification, d’un côté les indifférents et de l’autre les fusionnels, de ce troisième les compassionnels ou les compulsifs. Ce repérage présente un intérêt non négligeable, mais il a l’inconvénient de ne jamais véritablement correspondre aux faits, du moins dans la durée. Entre les différents types de comportements, des glissements se produisent et ils rendent difficilement lisibles une cartographie établie sur une double base des plus discutables : d’un côté la personnalité de l’alter, et de l’autre les humeurs fluctuantes de celui qui oscille sans cesse entre son image de martyre et ses efforts désespérés pour vivre normalement.
Nous avons tous un de ces amis très chers qui vit par mots interposés tous les maux dont il n’a de fait aucune expérience. Il a toujours dans sa manche une belle-soeur adorable ou un petit-fils si brave, si bien élevé que c’en est une misère de les voir au bord de la tombe. Déjà on imagine quelques roses dolentes déposées sur le bois encore brillant du cercueil et les poignées de terre glissant entre des doigts qui accompagnent la femme ou l’enfant en leur ultime demeure. Soit ! Mais d’abord rien n’indique en quoi cette demeure-là serait aussi finale et donc dernière qu’on l’affirme, et au regard de la proportion de gens visiblement convaincus de l’existence d’un grand vizir tous ou à peu près devraient se réjouir en organisant une nouba d’enfer. Celle-ci se justifierait quelque soit l’état de moralité du défunt au moment où il a tiré sa révérence : sage, il sera attendu là-haut les bras ouverts et, enchaîné-déchaîné toute sa vie durant par le vice il s’agira maintenant de le soutenir ; qui aurait en effet le culot d’abandonner dans le besoin un être cher ? Donc que la fête s’impose ! Ceux dont on se plait à considérer la joie, lors des festivités de la Toussaint avec un sourire condescendant nous donnent une leçon que nous ne savons même pas écouter. Ce n’est jamais là qu’un de nos charmes supplémentaires ! Evidemment le problème est autre si nous n’accordons aucun crédit à l’hypothèse de la présence d’un dieu bien arrimé là-haut dans le ciel, contemplant avec satisfaction le bazar dans lequel nous nous débattons depuis des siècles et des siècles sans avoir le moindre espoir que les choses finissent par s’arranger. Cependant, il y a ici tout de même un motif de satisfaction : le défunt laisse derrière lui les autres se débrouiller, et on ne peut pas reprocher à l’être aimé d’avoir saisi une opportunité quand elle se présentait.
Quand l’ami dont nous parlions précédemment a fini par épuiser cette veine sentimentale, qui nous roule dans sa farine au point de nous pousser à espérer que tant qu’à perdre une vie, autant que ce soit la nôtre et effectuer ainsi un échange standard pour épargner l’adorable belle-soeur ou l’enfant sage, il va se promener du côté des poncifs les plus en vue sur la question.
Tout d’abord, garder le moral quelle que soit la situation. A partir de là il va falloir se concentrer comme le garde-chasse à l’affût du braconnier qui lève ses collets à la faveur des fantômes à peine déchirés de l’aube. Sauf que le moral a perdu ses longues pattes postérieures et, devenu levraut, il est terrorisé par sa propre ombre dès qu’il entend le cornet à bouquetin sonner la curée. En fait la situation est claire, le moral est insaisissable qu’il soit vif ou mort.
Deuxième principe, l’hôpital surveille ses patients de près. On imagine l’œil médical telle une caméra ne laissant aucune intimité au sujet affecté et infecté. En fait, faut-il l’imaginer puisque cette réalité viole la plupart des foyers entre fromage et dessert, à l’heure où les petits d’hommes baillent et les adolescents s’excitent, où les pères sortent l’argument d’une fatigue sans nom et les épouses s’activent sur cette deuxième journée qu’elles doivent mener à bien ? Faut-il l’imaginer quand la vie est brouillée par des fictions qui jouent à faire semblant d’être authentiques ou inversement ?
Troisièmement, ce n’est pas comme ces époques où l’on ne disposait pas de techniques sophistiquées aptes à sortir d’une mauvaise passe tout individu passablement constitué. Le moment peut être opportun aussi pour vanter selon des paramètres hautement variables, tel pays, tel hôpital ou tel médecin. L’excellence de votre état de santé peut même être évoqué au milieu de considérations portant sur le temps quasi infini qui sera nécessaire pour récupérer. Le possesseur d’un grain de sable n’a certes plus de cheveux sur la tête, il a perdu toutes ses dents et son appétit, sa libido s’est planquée au fond de ses flancs efflanqués mais somme toute, il s’en sort plutôt bien. Le temps est venu de faire appel à la grande confiance populaire qui veut qu’un verre à moitié vide soit aussi un verre à moitié plein. Il y a toujours pire, et à regarder autour de soi nous faisons la découverte de l’incroyable relativité des événements. Nous frôlons ici des abîmes de réflexion qui nous plongent dans des océans aux eaux troubles où se mélangent une pincée de compassion, trois grammes d’agacement, une portion d’indifférence, et tous les ingrédients qui constituent le caractère propre de chaque humain .
Peut-être les humains à dominante compassionnelle sont-ils les pires. Ils émettent un rugissement énorme contre l’infime plainte du patient rétif ou exécutent le sursaut du type électrifié en direct face aux murmures du contestataire jugeant injuste ce foutu grain de sable. Les compassionnels sont terribles, voguant dans le sens du vent qui souffle brises ou tempêtes selon les saisons. Et les saisons sont excessivement courtes par les temps qui courent pour le malheureux propriétaire d’une cellule en expansion non contrôlée !
Mais la situation est identique pour les vindicatifs auxquels personne ne pourra jamais faire comprendre quoique ce soit. En réalité si nous associons les deux genres, nous obtenons un individu tout à fait intéressant qui est plus fréquent que nous pourrions le croire. Le compassionnel vindicatif est toujours dans les marges ou encore sur les franges du fusionnel et de l’indifférent. Il dit avant tout son intérêt et son désintérêt, sa compréhension, son implication jusqu’au-boutiste et sa formidable capacité à se foutre de tout ce qui dépasse un tant soit peu son ego.
Ainsi le compassionnel apparemment secourable : « Monsieur Durand m’a dit que le docteur X. pourrait te recevoir; il suffit de le lui faire savoir. Monsieur Durand interviendra ! »
Le ton est à la fois excité et éventuellement porteur d’une certaine douceur qui laisse à penser que ce n’est pas la peine de faire un drame de cette petite plage de sable. L’essentiel est ailleurs, sur les épaules de ce Monsieur Durand à propos duquel il suffit d’oublier qu’il a au plus un pied dans la place et que les choses ne se passent jamais comme on le prévoit. Qu’importe, le compassionnel secourable y croit. Et de citer moult exemples à l’appui de ses propositions toutes plus alléchantes les unes que les autres. Pour un peu chacun souhaiterait tout un désert sableux et les dunes qui vont avec, également réparties au milieu de ses neurones. Il y aurait aussi des vagues et des mouettes, des ouragans et des tempêtes, peut-être même un soleil et de beaux corps bronzés sur des serviettes colorées. Certes, il pourrait y avoir..! En tout cas le compassionnel estime avoir fait son devoir et participé directement au sauvetage d’un de ces individus suffisamment inconscients pour accueillir à ses risques et périls une poignée d’hôtes indésirables. Ses propos sont à la hauteur de la situation, et même si c’est très très haut, il trouvera toujours par la suite un bon argument pour excuser l’inefficacité de son intervention. Le responsable est en priorité le sableux lui-même, son manque de conviction, l’erreur qu’il a commise en notant tel numéro de téléphone le conduisant de secrétariats en services de nettoiement dont l’implication dans le problème exposé est des plus lointaine. L’occupation du médecin, le fait qu’il ne traite absolument pas ce genre de cas, ou encore son manque de connaissances et de pratiques, ne sont abordés qu’en ultimes explications. Bref, voilà tout ce qui fait le charme du compassionnel secourable et ce qui le rend… détestable !
Lorsque le compassionnel se comporte en fusionnel, au mieux fait-il venir les larmes aux yeux ; sinon il déclenche des cyclones de tempêtes lacrymales quand l’humidité du regard ne sait pas s’arrêter à temps. Entre ses « je t’aime » et ses « je sais » et ses « tu vas t’en sortir », le propriétaire du grain de sable ne sait où donner de la tête. Dans la plupart des cas il la perd au milieu des inondations provoquées par la rupture de ces digues qui marquent la frontière entre la pudeur et la blessure quasi mortelle dont il est affecté.

Il serait tout de même dommage de mettre fin à ce propos sans évoquer la délicate question du personnel médical. Le patient, criant le sentiment d’injustice qu’il ressent sur tous les modes d’action qu’il peut imaginer -révolte, obéissance, interrogation, résignation, détermination etc.- vit peut-être ses derniers mois ou ses dernières années sur le mode d’une incroyable expérience. C’est en effet un royaume qui se dévoile et révèle combien la ressemblance est frappante avec le monde humain. Eh oui, il faut s’y faire, chefs de bloc opératoire, docteurs, assistants, professeurs, infirmiers, brancardiers, premières catégories, deuxièmes catégories, il doit même y avoir des hors classes, tout ce monde-là est constitué d’êtres humains, comme nous. Cette découverte laisse pantois. Ainsi cette femme de service occupée à nettoyer les salles a un coeur qui fonctionne comme le nôtre ! Cette toubib cache derrière ses lunettes un regard voilé par une légère myopie ! Cette autre-là qui classe des papiers se demande comment caser les deux rendez-vous de son dimanche après-midi ! L’assistant essaye d’assister de façon la plus rigoureuse possible tout en songeant à ce qu’il dînera ce soir ! Difficile d’imaginer comme cette vision, somme toute réconfortante du monde médical peut être troublante pour l’ignorant. Parce que s’il a droit à des poussières de conversation familière qui peuvent le rassurer, il n’empêche qu’il doit aussi affronter le caractère propre à chaque individu. Il rencontrera donc à ce niveau des faibles et des forts, des péremptoires ne doutant que des autres et jamais d’eux-mêmes, des maladroits qui informent pour ensuite le regretter à voix haute, des expéditifs qui cherchent à battre le record de vitesse de la consultation, des négligents et des jean-foutre qui n’en ont pas grand-chose à faire, des fonctionnaires du neurone ou de la radiothérapie. Bien évidemment, la conjonction de ces traits de caractère est possible et c’est ce qui donne au monde médical comme au monde humain, sa troublante diversité.

S’il faut à tout prix conclure cette histoire sans fin, nous laisserons parler la sagesse populaire : « Tant qu’on a la santé… », mais nous y mettrons tout de suite un terme. Comment en effet rendre compte de ce qui est propre à chacun alors que tout signe notre appartenance au genre humain !!!

Françoise Chauvelier, 17 septembre 2005

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Une Réponse to “Désordres troubles et humeurs du côté de chez Broca”

  1. webbys Says:

    l’automne l’a emporté , l’automne fut rude , l’hiver glacial , aprés ce texte lu , je vais aller observer le printemps dehors .

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