Histoire d’un naufrage

Histoire d’un naufrage, ici ou là, ailleurs peut-être.Qu’est-ce que je fais là, moi, assis à cette table devant un café qui refroidit dans sa tasse et cette horrible cigarette dont le goût m’est insupportable ?

De l’autre côté de la vitre des hommes et des femmes passent, promenant leur plaisir de touristes dans d’informes sacs. Une bouteille d’eau, un plan de la ville ou un guide, le catalogue de la dernière exposition visitée, une plaquette d’aspirine, un petit foulard, le carnet si précieux dans lequel on a pris des notes qu’on n’osera jamais jeter et qui traîneront quelques années au fond de l’oubli d’un placard… Un monde que l’appareil photographique avale, cliché après cliché, la Seine et Notre-Dame et les quais, si beaux, si froids, si tristes de tant de solitude malgré le pont qui penche sur eux la caresse de ses courbes. Il y a des arbres frissonnant encore de la dernière pluie et des flaques irisées que troublent des enfants désoeuvrés, et tout cela qui est si charmant, si charmant qu’un semblant d’ivresse doit cueillir les têtes et faire chavirer les coeurs. Peut-être devient-on vite amoureux de l’autre côté de la vitre, amoureux de soi, amoureux d’un autre, amoureux de ce coin de ville qui ressemble tellement à son image qu’à cette image il s’est mélangé.
Ici le bruit des verres a remplacé celui des tasses et soucoupes entrechoquées. Le sucre dans son minuscule sachet fait rêver à des lignes de blanche qu’on pourrait aspirer. Rêve sans avenir qui bute d’avance sur la lente inspiration muette sachant si peu d’elle-même et de ses effets. Le garçon s’est planté devant la porte, le dos au comptoir et les index glissés sous la ceinture de cuir qui soutient les pochettes dans lesquelles il glisse billets et pièces. Parfois, il lance de banales remarques que personne n’écoute et auxquelles les habitués répondent comme s’il s’agissait de propos d’importance. Ainsi passe aussi le temps, dans les mouvements factices de ces hommes et de ces femmes de ce côté-ci de la vitre.
Et moi, qui ne sais pas ce que je fais là.

Sous un banc éclaboussé d’ombres et de soleils émiettés, un moineau picore dans la poussière. Peut-être y trouve-t-il ce que les pigeons voraces ont négligé, pressés de voler aux mains d’une pauvre vieille les grains de riz qu’elle sort du baluchon qui lui tient lieu de sac. Elle jette autour d’elle des regards inquiets. Et si un gardien venait ? Et si des garnements s’avisaient de moquer ses bras maigres et tout griffés que les lourds volatiles n’ont garde de ménager depuis qu’elle erre de jardin en jardin pour leur donner à manger? Un dernier venu s’approche d’elle, l’oeil dur et noir comme un bouton de bottine, comme le bouton d’une bottine que j’imaginerais. Je n’en ai jamais vue si ce n’est sur des gravures. Je le veux rond et brillant, prétentieux de toute l’arrogance de sa fonction, fier de sa petitesse à l’utilité aussi manifeste. Le pigeon se dandine avec un sérieux qui prêterait à rire mais je n’ai aucune tendresse pour lui. Pire, je le déteste lui et tous ses comparses avides. J’imagine même quelque tornade joyeuse qui les emporterait dans un seul et grand mouvement. Cependant qu’adviendrait-il de la petite vieille avec ses bras tout griffés ? Avec qui viendrait-elle parler si tous les pigeons de la ville venaient à disparaître au creux d’une bourrasque, rendant ainsi à chaque place, à chaque statue et chaque arbre la pureté de sa jeunesse débarrassée de la souillure de leur présence. Peut-être renoncerait-elle à venir et le jardin serait encore plus vide.
Pourtant ce jardin est traversé de mondes parallèles dans lesquels je voudrais bien entrer. Mais j’ai beau regarder et voir et écouter, je reste dehors. Des jeunes gens rient à pleine bouche tandis que des filles belles à sortir des rêves de chacun s’absorbent dans les pages de livres que je n’ai pas lus. Des hommes s’affairent avec tout le sérieux de l’enfance autour des réseaux complexes de leurs vies et finissent par se poser au sommet de celles-ci, partagés entre leur incurable vantardise et les soubresauts de leur modestie, à moins que ce ne soit ceux de leur frilosité. Sérieuses et gourmandes comme chat à l’affût, deux femmes murmurent autour d’un secret lourd et fascinant qui n’en finit pas. Ça leur fait comme une longue et délicieuse jouissance.
J’aimerais avoir un bout de ce secret. Je le roulerais au creux de mon oreille et ne le dirais à personne. Alors, peut-être serais-je un peu d’ici, là où les mots se disent et que je ne comprends pas.

Le flot de voitures court son chemin vers le bout de la rue et la place immense où il se dilue dans des vagues infinies que personne ne regarde. C’est trop loin la mer, pour en entendre le ressac et trop sauvage pour en garder l’âpre parfum iodé. Un couple roule, alangui dans une tiédeur que je suppose tendre. Des enfants encore, fort sages, se penchent sur leurs songes derrière des parents emmurés dans leur silence. Et cette femme qui parle seule, peut-être, ou cet autre au regard meurtrier qui précipite son agressivité vers le feu tricolore qui n’en finit pas de raconter ses couleurs. On lui en a donné si peu, comment peut-il s’en sortir ? Je l’aiderai volontiers, il faudrait juste me le demander et m’en donner le pouvoir. Alors j’attends. Vert, orange, rouge, vert, orange, rouge, vert… Vers quoi puis-je me tourner si tard et si loin de tous, quand tous ont déjà leur journée programmée, bien emballée dans le papier de soie de leurs passions et de leurs devoirs, de leurs déplacements et autres changements de direction qui ne me concernent pas ?
Si ailleurs et là-bas avaient pour moi si belle et grave importance. 

Dans le bureau l’humidité grignote le terrain. Hier, c’était les plinthes qui n’ont rien trouvé à redire et aujourd’hui, l’encoignure des murs se laisse ronger par le mal silencieux. Il paraît qu’ils vont déménager, l’immeuble est insalubre. Saleté soumise, abdication du balai et du désir, tout fiche le camp pour un autre camp aussi déserté. Des femmes habillent les enfants et des pères à genoux sur les valises qui ont vu tous les pays de la misère ou de la terre, c’est tellement ressemblant, forcent le dernier paletot à écraser les défroques précieuses qu’on ne peut laisser derrière soi. Ici je vais m’installer. Là je tirerai mon lit à rêve et à oubli. Puis je poserai sur cette planche bancale mes stylos dépareillés et la rame de papier dont il me reste quelques feuilles. Alors, je vivrai comme vivent les vrais princes, dans l’orgueil et la solitude. Ou peut-être l’inverse d’ailleurs. J’écrirai. Pas trop cependant. Une douzaine de pages pour dire tout de la vie et des hommes. Il va me falloir réfléchir mais après, il n’y aura plus un mot, plus un geste, plus un rêve que je n’aurai touché de mon verbe. Je serai arche de Noé à moi seul. Je porterais le monde au bout de ma plume. Oui, décidément, c’est là que je vais m’abriter.

Mon Dieu, quel naufrage.

Françoise Chauvelier, 19 décembre 2004

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