Jeune fille à la biche

biche

Jeune fille à la biche.  (A Rebecca)

Le petit sentier sommeille entre les prés couverts de blé. Il y a beau temps que la pluie n’est pas venue dans ce coin de pays. L’air craque de tous les incendies possibles. On entend même les soupirs des épis trop lourds qui plient des tiges trop grandes et dans le couvert de cette végétation, les mulots sont tapis en attendant des jours moins chauds. C’est la troisième semaine sans eau.

Il y avait bien le ruisseau au bout du village qui chantonnait hier encore mais on ne l’entend plus. Il est absorbé par son propre lit dans lequel il laisse quelques traces humides qui assèchent la bouche et font rêver de piscine. Mais qui aurait une piscine ou ne serait-ce qu’une pataugeoire ? Et même une baignoire, une salle d’eau, enfin un espace véritable où faire sa toilette ? Ici, les âmes sont frustres et les bras travailleurs. On n’a pas le temps de ces choses-là. Aussi se lave-t-on dehors à la pompe ou devant l’évier dans la grande pièce qui tient lieu de cuisine et de salle où l’on mange et l’on veille en écoutant des histoires, les mains occupées de travaux. Ces histoires, ce sont toujours les mêmes et qui racontent la vie d’ici. Les hectares à cultiver, la tristesse de la jachère quand il faut laisser la terre se reposer, puis les tonnes de blé ou de pieds de tabac que l’on a déjà brassé et qu’on brassera encore. Parce que la vie ici est comme ça, faite de labeurs durs qui reviennent chaque année et qui donnent aux hommes le sentiment d’exister vrai. Pas comme ceux de la ville qui courent après des chimères et se meurent d’une main un peu infectée en pleurnichant sur des douleurs inventées. Enfin c’est comme cela qu’on les voit, ceux de la ville. Et encore ne les voit-on pas beaucoup, parce que le pays d’ici ne les intéresse pas. Parfois l’un d’entre eux s’égare dans le coin et ça fait conversation, mais pas trop. Ils sont vraiment différents, ces gens-là.
Esther est arrivée au bord de la forêt. L’air pèse de toute sa chaleur sur ses épaules et Esther aime ça. Elle aime ce gros soleil qui s’obstine et écrase chaque relief du terrain sous sa lumière blanche tant elle est dure et forte, crue, comme la chair de ces pommes de terre que la mère a serrées dans la grange à l’ombre de gros sacs de jute. Esther va vérifier l’état de la mare à l’autre bout du bois. D’avance elle frissonne. Sur ses bras la peau se hérisse et se rétracte. Une fois entrée sous les couverts, Esther sait qu’elle en appréciera la relative fraîcheur mais pour le moment son corps se cabre. De l’autre côté, les collines se tassent à la recherche de leur ombre tandis que les cigales stridulent leur folie étourdissante. Esther vacille entre clair et obscur, puis d’un pas frileux elle pénètre dans le sous-bois. Tout y est silence. Les clameurs de la lumière se sont tues et le monde a cessé de vibrer en perdant ses couleurs. Chaque coin de ce bois s’oublie tant il est feutré de demi-jours opaques qui occultent les lueurs parvenant jusqu’en ces lieux. Esther avance doucement, l’oreille à l’écoute des silences qui se chevauchent en grosses épaisseurs tendres comme un matelas de ouate.
– Comme l’air est ombrageux ici pense-t-elle, et sur son épaule droite un rayon de soleil pose une minuscule perle d’or qui coule sur son bras puis se perd dans le fouillis des herbes. Elle marche sans faire de bruit pour respecter elle ne sait quel pacte qu’elle aurait conclu sans même se le dire.
À quelques pas le sentier amorce un virage qui disparaît derrière de hauts sapins placides. À peine a-t-elle franchi cet espace qu’elle se trouve face à une biche haute et sereine qui la regarde venir, l’oreille dressée et une patte déjà relevée, prête à faire volte-face. Esther s’arrête, retenant tout mouvement pour ne pas effaroucher l’animal. Immobile, elle ne quitte pas du regard la biche au pelage brun clair. Visiblement celle-ci a eu le temps d’explorer ce coin de forêt et la plupart des arbres portent des marques fraîches d’écorçage. Le face-à-face se prolonge. Il s’étire paresseusement de la jeune fille à l’animal, il s’enroule autour de leurs deux surprises apaisées. Le moment dure qui a la touffeur douce de la moire, posé là entre elles deux, faisant un pont de torpeur délicieuse qui retient légèrement le souffle aux bords des lèvres et du museau. Le double regard glisse, tendre et interrogateur. Il murmure le plaisir de la solitude quand la tribu est trop lourde, et celui de la liberté d’aller quand la liberté est rare. La jeune fille s’est appuyée sur le tronc d’un arbre, dans la belle fixité des âmes séduites écoutant sans retenue l’autre.
Les yeux de la biche, soyeux et brillants, sont bordés de cils noirs que la nature a étiré démesurément, donnant à l’animal cette allure sensuelle des jeunes demoiselles innocentes. La biche soupire un instant – faut-il donc déjà se quitter? – puis en un mouvement léger et gracieux, elle repart sous les frondaisons. Arrivée sur le dernier monticule visible qui mène aux grandes futaies de la forêt, la biche s’arrête. Elle se retourne. Esther lui sourit. Un moment de grâce, ce croisement de vies.
– Maintenant va ton chemin ma douce, va… La biche s’éloigne et Esther a l’impression que par connivence, la femelle exagère un peu le déhanchement sur lequel elle disparaît.

Françoise Chauvelier, 26 mars 2005

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